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Lundi 24 janvier 1966
Quand on voulait retrouver quelqu’un qui était en quête d’un partenaire, pour quoi que ce soit – affaires, sexe, meurtre –, le plus logique était d’éplucher les petites annonces du National Enquirer, qu’on trouvait dans tous les supermarchés du pays, juste à côté des caisses, avec les chewing-gums. Après discussions avec trois psychiatres spécialistes des meurtriers, Carmine fournit à Abe et à Corey une liste de mots-clés et les chargea d’examiner les numéros du magazine de janvier 1963 à juin 1964.
Le corps de Margaretta Bewlee ayant été découvert dans la propriété d’un membre du Hug, les autres chercheurs du centre – y compris Satsuma, Chandra et Schiller – se sentirent tenus de permettre à la police de fouiller à sa guise. Le tunnel de Maurice Finch n’abritait que des champignons ; la tour de Forbes se composait de deux pièces rondes superposées, bourrées de livres et de revues professionnelles ; la cabane de Polonowski était un petit nid d’amour rempli de photos de Marian. La retraite de Cape Cod de Satsuma était une garçonnière où l’on ne trouva rien de plus condamnable qu’un important matériel pornographique. Le docteur Nur Chandra, dans son petit cottage, tentait de programmer un mini-ordinateur sans recourir aux services des étudiants de la faculté de médecine ; il était tellement sûr de son prix Nobel qu’il ne voulait en parler à personne, et surtout pas à un petit génie de l’informatique.
La forêt des Ponsonby n’était rien d’autre qu’une forêt. Et le secret de Kurt Schiller n’était qu’une photo sur laquelle il apparaissait en compagnie de son père et d’Adolf Hitler. Commandant de sous-marin, couvert de décorations, papa avait coulé avec son U-boat en 1944, victime d’une mine sous-marine. Kurt avait dix ans.
Tous les collègues de Carmine pensaient que le Fantôme devait tuer ses victimes dans un endroit improvisé, différent à chaque fois. Sinon, disaient-ils, quelqu’un aurait fini par remarquer quelque chose.
Pour Carmine, il n’en était rien. Il fallait au tueur un cadre impeccable. Des surfaces qui pouvaient être arrosées au jet d’eau, parfaitement nettoyées. Des carrelages plutôt que du ciment, du métal plutôt que du bois ou de la pierre. Il lui fallait une pièce entièrement consacrée à ses petites activités. Deux fantômes pouvaient parfaitement en aménager une, pour peu qu’ils soient adroits de leurs mains, et même y installer l’électricité. Mais sans doute la plomberie était-elle hors de leur portée : une source d’eau courante, des conduits d’évacuation, le tout relié à un égout ou une fosse septique... Sans parler d’une salle de bains, sinon pour leurs victimes, du moins pour eux.
Tandis qu’Abe et Corey lisaient les petites annonces du National Enquirer, Carmine entreprit donc d’examiner de près les propriétés de tous les membres du Hug, en quête de factures d’électricité ou d’eau courante anormalement élevées. Il n’en trouva pas, mais découvrit que nombre d’entre eux disposaient de puits. Il s’en alla donc consulter tous les plombiers du Connecticut, des plus prospères aux plus modestes, pour savoir si on leur avait demandé de créer les installations nécessaires à un gymnase privé, une piscine couverte... Il en existait en effet, mais elles étaient parfaitement régulières, pour la plupart situées dans les comtés de Fairfield et de Litchfield. Pour le reste, chou blanc. Il y avait donc trois possibilités : les Fantômes avaient accompli le travail eux-mêmes ; ils avaient recouru aux services d’un plombier payé au noir ; ils avaient loué ou acheté des lieux déjà équipés – clinique vétérinaire, salle de chirurgie... Carmine éplucha toutes les transactions en ce domaine conclues fin 1963. Rien, rien, rien.
La robe de dentelle rose était ornée de deux cent cinquante-six paillettes, dont chacune devait être examinée en quête d’empreintes – sans doute celles de la couturière. Ce n’est donc qu’au bout de six jours que Carmine put la montrer à Desdemona.
Il sonna à l’interphone.
— Desdemona ? C’est Carmine. J’ai à vous demander quelque chose pour l’enquête. N’ouvrez pas la porte, je vais taper la combinaison.
— Comment allez-vous ? demanda-t-il une fois chez elle, avant de déposer sur la table la boîte contenant la robe.
— Ça va, mais je meurs d’ennui. Qu’est-ce que c’est ?
— Quelque chose dont vous ne devrez parler à personne, je l’ai promis à Silvestri. Quand on a retrouvé la dernière victime, Margaretta Bewlee, elle était vêtue d’une robe d’enfant. Nous ne savons pas d’où elle vient, et j’ai pensé que, comme vous vous y connaissez, vous pourriez peut-être nous donner quelques éléments.
Elle ouvrit la boîte et en sortit la robe, qu’elle étala sur la table.
— Les journaux disent que la dernière victime était de grande taille. Ça ne devait pas lui aller.
— Non. Elle avait des épaules trop larges pour que le tueur puisse la boutonner dans le dos. Ce qui nous mène à ma première question : pourquoi des boutons ? De nos jours, on met des fermetures Éclair partout.
— À cause de ça, répondit-elle en touchant une paillette qui luisait sous la lumière. Elles scintillent. Une fermeture Éclair aurait gâché l’effet.
— Vous avez déjà vu ce genre de vêtement ?
— Une fois, quand j’étais enfant, dans un théâtre de pantomimes, mais c’était assez approximatif, à cause des restrictions de guerre. Celle-là m’a l’air plutôt prétentieuse.
— Elle a été cousue à la main ?
— En partie, mais pas autant qu’on pourrait le croire. Les paillettes, oui, et par quelqu’un qui savait y faire. On passe l’aiguille dans le trou, on fait une boucle autour, puis on plante l’aiguille dans le tissu et on recommence.
Desdemona regarda de plus près.
— Certaines ont disparu, parce qu’elles n’ont pas été cousues d’assez près. Dans ce cas-là, elles tombent ensemble, comme une chaîne dont la longueur dépend de celle du fil passé dans l’aiguille. Sans doute parce que la robe a été manipulée un peu brutalement.
— Elle est bon marché, alors ?
— Oui, si vous êtes prêt à dépenser un peu plus de cent dollars pour acheter une robe que votre fille ne portera qu’une fois ou deux. Ceux qui les fabriquent et qui les vendent le savent : ils économisent autant qu’ils peuvent. La doublure, par exemple, est en tissu synthétique. Elle devrait être en soie. Le tulle en dessous est un tissu bon marché qu’on a amidonné.
— Et la dentelle ?
— Fabrication française, mais de qualité moyenne. Faite à la machine.
— Vu le prix, dans quels endroits devrions-nous chercher ?
— Une boutique ou un grand magasin coûteux. La robe me paraît plus tape-à-l’œil que vraiment élégante.
Carmine respira profondément.
— Je suis pardonné ?
Elle cligna des yeux.
— Je pense que oui, espèce de crétin.
— On va chez Malvolio ?
— Avec grand plaisir !
Quand ils en furent aux cafés, Carmine demanda :
— J’ai encore quelques questions, Desdemona. Il est tard, nous pouvons discuter sans qu’on nous écoute. Qui, au Hug, est doué de ses mains ?
— Tout le monde ou presque, à commencer par le Prof. Il a vraiment des talents manuels considérables.
— Comment va-t-il, au fait ?
— Il est toujours enfermé à Marsh Manor, du côté de Bridgeport. Le pauvre fait une dépression nerveuse, avec hallucinations et perte totale du contact avec la réalité. Ils doivent être ravis de l’avoir comme pensionnaire. D’habitude, ils n’ont que des alcooliques, des drogués qui veulent décrocher, des névrosés...
— Il pourrait installer l’électricité et la plomberie dans une demeure ?
— Sans doute, mais il ne s’y résoudrait jamais. Ce serait indigne de sa condition.
— Ponsonby ?
— Il ne saurait pas changer un joint de robinet.
— Polonowski ?
— Assez doué. Il le faut bien : il n’a pas l’argent pour appeler un menuisier ou un plombier quand l’un de ses enfants a fait une ânerie.
— Satsuma ?
Elle leva les yeux au ciel.
— Lieutenant, Eido sert à quoi, d’après vous ? Sans compter sa femme. Chandra possède quant à lui toute une armée de serviteurs enturbannés.
— Forbes ?
— Compétent. Je sais qu’il travaille dans sa maison. Lui et sa femme ont eu bien de la chance ! Ils l’ont achetée à une époque où les taux hypothécaires étaient très bas, avec un emprunt sur trente ans. Aujourd’hui, elle vaut une fortune. Elle donne sur la mer, et il n’y a aucun réservoir de pétrole aux environs.
— Finch ?
— Il a construit ses serres lui-même, creusé un tunnel à champignons... Mais Catherine est encore plus douée que lui.
— Hunter et Ho, les deux ingénieurs ?
— Ils pourraient construire l’Empire State Building avec des allumettes.
— Cecil ?
— Tout le monde y passe, on dirait, s’amusa Desdemona. Je ne pourrais pas vous dire. Il est doué, mais tout le monde a tendance à le prendre un peu pour un larbin, et un larbin noir, de surcroît. Pas étonnant qu’ils nous haïssent.
— Otis ?
— Maintenant, il ne soulève plus rien de lourd. Apparemment, il a fait une crise cardiaque, et j’essaie de convaincre les Parson de lui assurer une bonne retraite. Avant, il travaillait sans arrêt, mais je crois que ses problèmes ne sont pas liés à ça. Il s’inquiète surtout à propos de Wesley, le neveu de sa femme. Il meurt de trouille à l’idée que le gamin se retrouve dans les ennuis. Le Creux et Argyle Avenue sont en ébullition.
— Et encore, attendez le printemps, dit Carmine d’un air sombre. Jusqu’à présent, la météo nous a permis de gagner du temps, mais tout va exploser quand il fera beau.
— Le mari d’Anna Donato est plombier.
— Anna Donato ?
— Elle s’occupe de tout l’équipement du Hug.
— Les Kyneton ?
— Oh là là ! Le dernier étage du Hug est un vrai cirque, ces temps-ci. Hilda et Tamara sont à couteaux tirés. La plupart du temps, elles se contentent de s’injurier, mais l’autre jour elles se sont battues, et nous avons dû nous y mettre à quatre pour les séparer. Heureusement que le Prof n’était pas là pour voir ça ! De toute façon, s’il revient, Hilda sera déjà partie : le cher Keith a acheté sa clientèle à New York.
— Et Schiller ?
— Pas très adroit de ses mains : il est incapable de préparer le moindre échantillon. Mais après tout, il n’a pas à le faire, les techniciens sont là pour ça.
— Si nous repassions chez moi boire un cognac ?
Desdemona se leva aussitôt.
— Je pensais que vous ne vous décideriez jamais !
Carmine rentra donc avec elle, en pensant aux festivités qui avaient accompagné la remise des prix dans son lycée, en terminale. Sa cavalière lui avait dit qu’elle avait adoré la soirée, avant de tendre ses lèvres. Non qu’il y ait la moindre chance pour que Desdemona lui offre les siennes, ce qui était bien dommage. Il se mit à rire en se souvenant du mal qu’il avait eu à faire disparaître les traces du rouge à lèvres de sa cavalière, à l’époque.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— Rien, rien.